mardi 30 octobre 2007

"L'histoire d'une vie = l'invitation au voyage"


Dans la petite ville de Dougevien, vous menez une existence tranquille, insouciante. Vous êtes jeune, presque encore adolescent, mais curieusement vous êtes déjà indépendant et habitez un petit appartement dans un immeuble confortable. Il est midi et vous rentrez chez vous. En chemin, vous saluez quelques connaissances, c’est un jour comme tous les autres à Dougevien. Dans l’entrée de votre maison, vous relevez votre boîte aux lettres et, parmi votre courrier, vous découvrez un prospectus écrit en gros caractères : « Ceci est une bonne nouvelle pour vous. Vous avez gagné un extraordinaire voyage à Paradiland, un endroit idyllique où vous bénéficierez d’un traitement digne de la personnalité que vous êtes. Vous vous y sentirez comme à la maison et la durée du séjour est illimitée. Vous prendrez le train à votre lieu de domicile jusqu’à l’aéroport de Messie-le-Sauveur. Une place vous est réservée pour le vol jusqu’à destination. Ne tardez pas car le départ est imminent et venez tel que vous êtes. Tout est gratuit, vous n’aurez rien à payez. Acceptez seulement l’invitation, c’est tout. »
Vous constatez que tous les habitants de l’immeuble ont reçu la même invitation car elle se trouve encore dans quelques boîtes aux lettres et il y en a plusieurs, au milieu d’autres publicités, dans la poubelle placée à proximité. C’est vrai que l’on reçoit tellement de paperasses de toutes sortes que beaucoup de gens ne les lisent même pas.
Vous, vous êtes intrigué par la proposition qui vous est faite. Vous pensez en premier lieu à une farce, mais on n’est pas le 1er avril et personne ne dépenserait tant d’argent pour ça. Une arnaque alors ? Mais vous avez beau lire et relire le texte, vous ne voyez pas où elle pourrait de situer.
Alors, comme vous n’avez rien de particulier à faire dans l’immédiat, vous décidez de vous rendre à la gare. Pour voir. Si c’est une farce, vous n’aurez perdu qu’une petite heure.

En chemin, vous vous apercevez que vous n’êtes pas seul à marcher en direction de la gare. Plusieurs personnes cheminent ainsi, en prenant l’air de flâner, d’aller nulle part, en jetant fréquemment des regards à gauche et à droite, comme pour s’assurer que les passants ne les observent pas en se moquant d’eux. Sans même vous en rendre compte, vous vous comportez de la même manière !
Vous voilà arrivé sur le quai. Le train est déjà là, composé de deux rames TGV accouplées. On semble attendre du monde. Mine de rien, vous longez la rame qui est en queue de convoi et sur laquelle figure un écriteau portant la mention « Messie-le-Sauveur par… » suivent en petits caractères les noms d’autres stations que vous ne prenez pas la peine de lire. Ainsi, cette invitation n’était pas une supercherie ! L’heure du départ est proche, mais vous avez tout de même le temps de longer la rame en regardant à l’intérieur, espérant peut-être reconnaître quelqu’un. Il y a déjà du monde assis. Les gens sont souriants et devisent calmement entre eux. Ils ont tous un livre ouvert sur les genoux et paraissent le commenter. Peut-être est-ce le programme détaillé du voyage. Vous hésitez un peu à monter dans l’une des voitures car il y a, sur le quai, des gens que vous connaissez, des collègues de travail notamment, et qui paraissent vous observer, aussi indécis que vous. Vous n’êtes pas encore certain de ne pas vous faire piéger et ne voudriez pas passer pour un gogo aux yeux des autres. Vous décidez donc de longer tout le train. Parvenu à la hauteur de la motrice, vous lisez une plaquette sur laquelle est écrit « Ecclésia ». Drôle de nom pour une locomotive, pensez-vous, d’habitude elles portent le nom d’une ville ou d’une région. La motrice qui est accouplée porte elle aussi un nom : « Le Monde ». Décidément, qui a eu l’idée de noms pareils ! Vous voilà maintenant à la hauteur de la première rame. L’ambiance qui règne ici est différente. On entend de la musique, les gens chantent, s’agitent. Quelqu’un vous interpelle depuis le marchepied :
- Allez, montez dans ce wagon, il y a de la place et on s’amuse comme des fous !
L’invite est tentante car, effectivement, on n’a pas l’air de s’ennuyer à l’intérieur ! Vous remarquez alors un écriteau sur la voiture. Le texte n’est pas très lisible, mais il vous semble déchiffrer « Géhenne » ou quelque chose d’approchant. Ce nom ne vous dit rien, mais les autres localités desservies vous paraissent être les mêmes que celles inscrites sur l’autre rame. Justement un employé de la gare est là pour surveiller l’embarquement, vous allez vous assurer de la chose.
- Pardon Monsieur, ces deux rames desservent bien les mêmes stations ?
- Durant une partie du voyage, oui, en effet.
- A quel endroit se séparent-elles ?
- Je ne sais pas, on ne m’en a pas informé. Mais hâtez-vous, le train va partir.
Il ne vous faut pas très longtemps pour vous décidez, d’autant que les gens se pressent aux portières. Vous allez monter ici et vous aurez le temps de réfléchir jusqu’au premier arrêt. Dans le dernier wagon, vous ne serez pas très loin de la tête de l’autre rame et vous aurez la possibilité de changer si vous en éprouvez l’envie.

Le convoi s’est mis en marche. Il fait beau, les gens autour de vous sont joyeux, insouciants. Vous l’êtes aussi car vous commencez à croire que ce fameux voyage que l’on vous offre est une réalité. Vous essayez d’évoquer le sujet avec ceux qui vous entourent, mais manifestement « Paradiland » n’est pas au centre de leurs préoccupations du moment. Ils se réjouissent seulement du voyage qu’ils viennent de commencer.
Une jeune personne apporte des rafraîchissements et vous profitez de lui poser la question qui, au fond de vous, vous inquiète un peu :
- Est-ce au prochain arrêt que les deux rames du train se séparent ? Car je vais à « Messie-le-Sauveur ».
- Non, ce n’est pas à cet arrêt-ci. Nous faisons encore un peu de route sur la même voie.
Vous êtes quelque peu rassuré, et à ce moment le haut-parleur annonce justement : « Nous arrivons à ‘Rencontre-sur’Evangile’, dix minutes d’arrêt. Vous avez la possibilité de changer de rame. Ils paraissaient bien sympathiques tous les deux, mais vous n’avez pas engagé la conversation avec eux. Vous constatez que quelques autres voyageurs les imitent, mais vous pensez que vous avez encore le temps de vous décider. Vous vous trouvez bien ici, l’ambiance est gaie, on s’amuse, les boissons sont délicieuses, il serait dommage de ne pas profiter de ces moments le plus longtemps possible.
Les portières fermées, le convoi s’est ébranlé. Avec un petit pincement au cœur vous essayez de voir si l’autre rame est toujours accrochée à la votre et, à la faveur d’un virage, vous constatez que oui. Vous poussez un soupir de soulagement. Vous êtes tranquille jusqu’au prochain arrêt.
Vous faites connaissance avec vos compagnons de route, chacun évoque ses projets mais, curieusement, « Paradiland » ne vient jamais dans la conversation. Ils parlent de ce qu’ils envisagent de faire durant le voyage : l’un a remarqué une jolie fille à qui il ne paraît pas indifférent, un autre, fervent joueur de cartes, a jeté son dévolu sur un futur « pigeon » qu’il se propose de plumer, trois autres encore se réjouissent des repas qui vous être servis, des bons vins qui les accompagneront et des alcools qui suivront ! Vous, vous n’osez pas évoquer le but de votre voyage, car vous craignez que l’on se moque de vous. Peut-être que tous ces gens n’ont pas reçu la même invitation que vous, ils ne font d’ailleurs apparemment pas le même voyage. Un petit groupe vous interpelle :
- Il nous manque un joueur pour un bridge, voulez-vous vous joindre à nous ?
Comme le « plumeur de pigeon » n’est pas de la partie, vous acceptez et rejoignez vos futurs partenaires. Un employé du train distribue des cigares tandis que le haut parleur annonce : « Prochain arrêt, ‘Coudussor-les-Epreuves’, le train restera en gare dix minutes. Il y a de la place dans la rame de queue. » Préoccupé par les cartes que l’on vous distribuait, vous n’avez pas pensé à demander si l’autre rame… Mais rien ne vous empêchera d’aller jeter un coup d’œil sur le quai et de vous renseigner pendant l’arrêt.
Vous profitez donc d’une interruption de votre partie pour vous excuser auprès des autres joueurs :
- Pardonnez-moi, je dois m’absenter un instant.

Vous vous rendez en catimini entre les deux rames. Personne ne semble s’affairer du côté de l’attelage, aucun mécanicien n’est en vue. Par contre, une certaine animation règne sur le quai. Plusieurs voyageurs venant de l’arrière rejoignent les voitures de la rame où vous vous trouvez. Quelques-uns aussi font le chemin inverse. Vous vous réjouissez d’ailleurs de retrouver vos agréables compagnons de route. Vous vous risquez tout de même à interroger un des nouveaux arrivants :
- Pourquoi avez-vous quitté l’autre rame ? L’ambiance n’était pas sympathique ?
- Ce n’est pas ça, mais j’ai quelques doutes au sujet de la destination finale, voyez-vous. D’ailleurs je n’ai jamais vraiment cru à cette offre, c’est trop beau, ça doit cacher quelque chose de pas clair. J’étais seulement venu pour me rendre compte.
A ce moment, vous apercevez votre reflet dans un miroir qui se trouve à l’extrémité du wagon et vous constatez avec quelque étonnement que vos traits ont légèrement vieilli, vous avez pris un peu d’embonpoint. Ce fait ne suscite toutefois pas un grand étonnement en vous. Vous pensez qu’il est vrai que le temps passe et vous retournez à votre partie de cartes tandis que le train repart. En observant vos voisins, vous constatez que leur physionomie à aussi changé et, fait curieux, certains ont vieilli davantage que d’autres. Mais cela vous semble tout à fait normal, par ailleurs.

Maintenant, le brouhaha s’est amplifié dans la voiture. Les rires fusent, des exclamations jaillissent ici et là, les gens parlent plus fort, l’atmosphère est chargée de fumée et de vapeurs d’alcool. Parfois les esprits s’échauffent un peu, une dispute éclate, on s’invective à propos d’une place près de la fenêtre occupée par quelqu’un d’autre pendant votre absence, pourtant c’est finalement la gaieté qui domine. Une sorte de frénésie semble avoir gagné tous les voyageurs. Vous n’avez même pas pris garde que le train s’était arrêté. Ce n’est que lors du départ que vous avez lu le nom de la station : « Labelvie ». C’est que tout est organisé ici pour vous rendre le voyage agréable. Loteries, jeux, cinéma, musique, danse, divertissements de toutes sortes vous sont proposés sans répit, si bien sue vous ne voyez pas le temps passer. Vous entendez à peine le nom de la station où vous allez arriver : « Stress-et-Agendalpin, … nutes d’arrêt… Changement… »
Vous pensez que c’est peut-être le moment de gagner les voitures à destination de « Messie-le-Sauveur ». Vous descendez discrètement sur le quai et vous vous renseignez auprès d’un agent en uniforme :
- Combien de temps d’arrêt s’il vous plait ?
- Quelques minutes seulement.
Vous courez jusqu’à la rame suivante et montez dans la première voiture. Tout est calme, feutré, ici. Il y a encore de la place, d’autant que vous avez croisé plusieurs voyageurs qui se dirigeaient vers la rame que vous venez de quitter, l’air affairé. Quelques personnes vous adressent un sourire et vous invitent à les rejoindre, mais vous hésitez. Vous avez maintenant de vrais copains dans l’autre rame et vous ne leur avez même pas dit au revoir. Que penseraient-ils de vous ? En hâte vous regagnez votre place, au moment précis où le train s’ébranle à nouveau. Les deux rames ensemble.

Vous vous plaisez bien dans cette voiture et vous pensez de moins en moins à « Paradiland ». La destination de cette rame est certainement aussi très attractive, même si personne ne peut répondre à votre interrogation autrement que par un haussement d’épaules. Les quelques voyageurs en provenance de l’autre rame parlent bien de bruits qui circulent là-bas, mais qui ne les ont pas convaincus, au sujet d’un terminus pas très engageant pour ce train-ci. Les nouveaux arrivants émettent même certains doutes quant à l’existence de ce « Messie-le-Sauveur » et de ce « Paradiland » dont ils n’ont même pas vu une illustration. Je crois qu’ils aimeraient bien avoir plus de monde avec eux pour ne pas avoir le nom d’être si peu à s’être fait berner », conclut l’un de ceux-ci en riant.
Vous êtes si absorbé par les conversations que vous n’avez pas prêté attention à l’annonce de la prochaine gare : « Argent-le-Pouvoir ». Le soir commence à tomber et vous avez de la peine à lire ce nom sur le panneau sur le quai. Vous passez juste la tête par la portière pour vous assurer que l’autre rame est toujours accrochée à la votre. Les voyageurs sont de moins en moins nombreux à passer d’une rame à l’autre. Il semble que chacun a décidé de sa destination. Toutefois, la présence de l’autre rame vous rassure au fond de vous. Des flashes traversent votre esprit. Vous imaginez ce « Paradiland » dont parlait le prospectus, mais bien vite ces images s’estompent, remplacées par celles de vos compagnons de voyage, des multiples plaisirs dont vous profitez et auxquels vous pourrez encore goûter. Et ce « Géh… » vous ne savez plus quoi, c’est peut-être formidable aussi. Les autres, en tout cas, n’ont pas l’air de se faire de souci à ce propos.

Et le train repart encore. Vous remarquez soudain que, bien que de nombreux voyageurs soient montés dans votre wagon, il ne s’y trouve guère plus de monde. Certains ont quitté le train à l’une ou l’autre station. Vous les avez vus marcher sur le quai et descendre l’escalier qui mène au passage sous voies. Où sont-ils allés ? La question vous effleure, mais vous balayez de vos pensées. Vous êtes bien trop occupé à boire, à manger, à discuter…
Vous vous sentez un peu fatigué. C’est qu’il y a un moment que vous êtes en route. Le soir est venu maintenant. Vous constatez que votre visage s’est ridé, votre dos légèrement voûté ; vos articulations vous font un peu souffrir mais, à des degrés divers, il en va de même pour les autres voyageurs. Vos paupières deviennent pesantes, les conversations et la musique ne forment plus qu’un vague bruit de fond. Vous vous souvenez que c’était là votre première motivation à entreprendre ce voyage. Vous laissez la somnolence vous envahir, heureux de la résolution que vous venez de prendre.

« … arriver au terminus dans quelques instants. Apprêtez-vous à descendre du train car celui-ci va gagner le dépôt… » Vous vous réveillez en sursaut. Le paysage, au dehors, a changé. Dans la pénombre, vous apercevez des arbres noirs, sans feuilles, apparaissant sur un fond de brume. Pas de lumière, pas d’étoiles. Lugubre. Même dans le wagon, l’éclairage est jaunâtre. Les conversations se sont tues, faisant place à un silence pesant. Vous retenez par la manche un serveur qui passe dans le couloir et lui demandez angoissé :
- Où sommes-nous, monsieur ?
- Nous allons passer à « Coeurendurci », mais sans nous arrêter.
- Comment puis-je rejoindre l’autre rame, alors ?
- Elle a été désaccouplée lors du dernier arrêt à « Chansultime ».
- Mais je n’ai pas entendu l’annonce de cette station. Les haut-parleurs étaient en panne ?
- Non, non, elle a été annoncée comme les autres. Mais peut-être que vous dormiez à ce moment là. Excusez-moi, j’ai du travail.
Votre cœur se serre, vous êtes atterré, le sang a quitté votre visage. Au loin, dans la lueur du couchant, vous apercevez, tout petit, un avion qui prend de l’altitude. Une voix cassée murmure près de vous : « C’est l’avion pour Paradiland. » Votre gorge est nouée alors que le train traverse à petite vitesse la gare déserte de Coeurendurci ». Mais à ce moment quelqu’un entonne une chanson à boire, reprise par d’autres voyageurs. Des plaisanteries jaillissent : « L’avion a décollé, mais avec tous ces pisse-froid à bord, ils vont arriver gelés ! » « S’ils arrivent, renchérit une voix, car ils n’ont pas l’habitude de s’envoyer en l’air ! » Des rires fusent, d’autres moqueries sont lancées. Un homme affirme : « Nous, au moins, on est sur la terre, et la terre c’est du solide, on ne risque pas de s’écraser ! »

Mais déjà les freins grincent, le convoi ralentit, une voix annonce : « Géhenne, Géhenne, tout le monde descend. Et rapidement. » Le ton est ferme et le personnel de bord veille, avec un air soudain moins engageant que durant le voyage, à ce que tous les passagers s’apprêtent à quitter la voiture. Le train s’arrête avec une dernière secousse. La gare est sombre, dès les portières ouvertes, une odeur piquante vous prend à la gorge. Des hommes habillés de gris, armés de bâtons, attendent sur le quai. Vos compagnons de voyage sont hébétés, sans réaction. Votre tête est vide, vous êtes glacé et vous entendez à peine les ordres qui sont criés : « A l’appel de vos noms, répondez présent et avancez ; les hommes à droite, les femmes à gauche. Allons pressons, on attend un autre convoi. » Le quai se remplit de gens hagards qui, sans révolte, obéissent aux injonctions. Cette scène vous remet en mémoire des images documentaires que montrait la télévision : l’arrivée des déportés dans le camp d’Auschwitz, ou de Dachau, vous ne vous souvenez plus très bien. Vous osez timidement une question à un homme en uniforme qui est monté dans le wagon :
- Ce n’est pas ici que je voulais venir, je me suis trompé de rame. Quand y a-t-il un train pour retourner à « Dougevien » ?
Il vous répond d’un ton cassant et sarcastique :
- Aucun train ne repart jamais d’ici, c’est le terminus. Mais vous auriez eu tout le temps de réparer votre erreur durant le voyage. Allez, dépêchez-vous, on vous appelle.
Il vous pousse à l’extérieur, vous trébuchez sur une marche et … vous vous réveillez.

Pénélope

(« Moi chrétien ? Vous voulez rire ! » de René Déran chez Ourania)

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